CHAPITRE XXIII

Tante Pol releva son visage éploré et regarda son père avec une terrible intensité.

— Où est Zedar ?

— Je l’ai laissé en bas, répondit froidement Belgarath.

— Mort ?

— Non.

— Ramène-le.

— Pourquoi ?

— Pour moi, répliqua-t-elle, des flammes dans les yeux.

— Non, Pol, fit le sorcier en secouant la tête. Tu n’as jamais tué personne. Tu ne vas pas commencer maintenant.

Elle reposa doucement le corps de Durnik sur le sol et se leva, le visage pâle, altéré par le chagrin et par une avidité monstrueuse.

— Alors c’est moi qui irai le chercher, déclara-t-elle, et elle leva les deux bras comme pour frapper les dalles de pierre, à ses pieds.

— Non ! protesta Belgarath en tendant sa propre main. Tu n’iras pas.

Ils s’affrontèrent en un combat silencieux, implacable. D’abord agacée par l’intervention de son père, la sorcière leva à nouveau le bras pour frapper le sol de sa volonté, mais une fois encore Belgarath étendit la main.

— Laisse-moi y aller, Père.

— Non.

Elle renouvela son effort, se crispant comme pour échapper à son étreinte invisible.

— Laisse-moi partir, Père ! s’écria-t-elle.

— Non, Pol. Ne fais pas ça. Je ne veux pas te faire de mal.

Elle essaya encore, plus farouchement, mais Belgarath serra les mâchoires et étouffa à nouveau son vouloir sous le sien.

Elle tenta dans un ultime effort d’ébranler la barrière qu’il avait érigée, mais le sorcier resta immuable, tel un roc. Finalement, les épaules de la sorcière retombèrent, elle retourna s’agenouiller à côté de Durnik et se remit à pleurer.

— Je regrette, Pol, fit doucement le vieux sorcier. J’aurais préféré ne pas avoir à le faire. Ça va ?

— Comment oses-tu me poser cette question ? riposta-t-elle d’une voix entrecoupée en se tordant les mains au-dessus du corps inerte de Durnik.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Elle se détourna et enfouit son visage dans ses mains.

— De toute façon, tu ne serais jamais arrivée jusqu’à lui, reprit le vieil homme. Ce que fait l’un de nous, l’autre ne peut le défaire, tu le sais aussi bien que moi.

— Que lui avez-vous fait ? intervint Silk d’une voix étouffée, son museau de fouine tordu dans une expression de dégoût.

— Je l’ai emmené au cœur de la terre et je l’ai scellé dans la roche.

— Il ne pourrait pas en ressortir comme vous l’y avez fait entrer ?

— Impossible. La sorcellerie, c’est la pensée, et nul ne peut reproduire exactement la pensée d’autrui. Zedar restera prisonnier de la roche à jamais, ou jusqu’à ce que je décide de le libérer. Et je ne vois pas ce qui pourrait m’y amener, ajouta-t-il en regardant d’un air sinistre le corps de Durnik.

— Il va mourir, n’est-ce pas ? demanda Silk.

— Non, répondit Belgarath en hochant la tête. Ça fait partie du châtiment que je lui ai infligé. Il y restera jusqu’à la fin des temps.

— C’est monstrueux, Belgarath, protesta Silk d’une voix vibrante.

— Et ça, alors ? riposta le sorcier en tendant le doigt vers Durnik.

Garion les entendait parler, il les voyait distinctement, mais il avait l’impression d’être ailleurs, très loin d’eux. Plus rien n’avait d’importance en dehors de celui qui gisait dans la crypte souterraine : Kal Torak, son ennemi.

Le Dieu assoupi s’agitait fébrilement à présent et la conscience de Garion, accrue par l’Orbe et par ce qu’il avait toujours appelé sa voix intérieure, distinguait dans ce frémissement une indicible souffrance. Torak se tordait de douleur dans son demi-sommeil. Le mal faisait partie de la condition humaine. Les hommes naissaient pour souffrir de temps en temps, mais leur tourment s’atténuait peu à peu et ils finissaient par guérir. Les Dieux étant invulnérables, la guérison leur était étrangère. Ainsi Torak gardait-il la trace indélébile du feu que l’Orbe avait déchaîné sur lui quand il avait fendu le monde avec. Sa douleur n’avait pas diminué avec les siècles. Derrière ce masque d’acier, la chair du Dieu-Dragon fumait encore et son œil brûlé bouillait sans fin dans son orbite. Garion eut un frisson. Pour un peu, il aurait eu pitié de son ennemi et de sa perpétuelle agonie.

Son petit visage tendu, Mission s’arracha aux bras tremblants de Ce’Nedra, traversa la tombe et posa la main sur l’épaule de Durnik. Il secoua doucement le forgeron mort comme pour le réveiller et, constatant avec étonnement qu’il ne réagissait pas, recommença un peu plus fort, son regard trahissant une totale incompréhension.

— Allez, Mission, appela Ce’Nedra d’une voix étranglée. Viens ici. Nous ne pouvons rien pour lui.

Mission lui jeta un coup d’œil et regarda à nouveau Durnik. Puis il tapota doucement l’épaule du forgeron, à sa façon particulière, poussa un soupir et revint vers la princesse. Et comme elle le serrait contre elle en pleurant, il eut encore ce petit geste curieux pour tapoter ses cheveux de flamme.

C’est alors que, du fond de la tombe, s’éleva un long soupir, un souffle rauque, frémissant. Garion ramena vivement son regard vers l’alcôve, la main crispée sur la garde de son épée inerte. Torak avait tourné la tête et il avait les yeux grands ouverts. Le Dieu s’éveillait, un feu hideux brûlant dans son œil qui n’était plus.

Belgarath inspira brutalement en voyant Torak élever le moignon carbonisé qui était sa main gauche comme pour écarter les derniers lambeaux de sommeil et empoigner, de la droite, l’énorme poignée de Cthrek Goru, son épée noire.

— Garion ! s’exclama sèchement le vieux sorcier.

Garion était toujours paralysé par les forces focalisées sur lui, mais une partie de lui tentait frénétiquement de se libérer et sa main se mit à trembler dans un effort fébrile pour soulever son épée.

— Pas encore, chuchota sa voix intérieure.

— Garion ! hurla Belgarath.

Dans un mouvement désespéré, il s’interposa entre le jeune homme et la forme encore allongée du Dieu des Ténèbres.

Torak lâcha son épée, empoigna Belgarath par sa tunique et, d’un geste presque méprisant, souleva comme un enfant le sorcier qui se débattait, impuissant. Puis le masque d’acier se tordit en un vilain rictus moqueur et l’esprit maléfique frappa tel un vent de tempête, projetant le vieillard à l’autre bout de la salle, lui arrachant le devant de sa tunique. Quelque chose brilla sur les doigts de Torak, et Garion comprit que c’était la chaîne à laquelle était accrochée l’amulette du vieux sorcier, le pendentif d’argent poli représentant un loup. La médaille qui était en quelque sorte la centrale d’énergie de Belgarath se trouvait maintenant entre les mains de son ennemi de toujours.

Avec une lenteur délibérée, terrifiante, le Dieu des Ténèbres se leva de son cercueil, Cthrek Goru en main, et les domina de toute sa hauteur.

— Garion ! s’écria Ce’Nedra. Fais quelque chose !

Torak avança lentement, implacablement, vers Belgarath, terrassé, et leva son épée. Mais tante Pol se leva d’un bond et se jeta entre eux.

Alors Torak abaissa lentement son épée et se fendit d’un sourire atroce à voir.

— Ma fiancée, fit-il d’une voix âpre, monstrueuse.

— Jamais, Torak, déclara-t-elle.

Il ignora sa rebuffade.

— Tu es enfin venue à moi, Polgara, reprit-il avec une jubilation perverse.

— Je suis venue vous voir mourir.

— Moi, mourir, Polgara ? Non, ma promise, ce n’est pas pour cela que tu es venue. C’est ma volonté qui t’a attirée vers moi, comme il était prévu de toute éternité. Et maintenant tu es à moi. Viens à moi, ma bien-aimée.

— Jamais !

— Jamais, Polgara ? et la voix rauque du Dieu avait quelque chose de terriblement insidieux. Tu te livreras à moi, ma promise. Je te ferai céder. Plus tu lutteras et plus douce sera ma victoire. Tu seras mienne, à la fin. Viens ici.

Et si puissant était l’esprit du Dieu qu’elle ploya devant lui comme un arbre courbé par le vent.

— Non ! s’exclama-t-elle, haletante, en détournant le visage, les yeux étroitement fermés.

— Regarde-moi, Polgara ! ordonna-t-il d’une voix à présent pareille à un ronronnement. Je suis ton destin. Tu oublieras tout ce que tu as cru aimer avant moi et tu n’aimeras plus que moi. Regarde-moi.

Désarmée, elle tourna la tête et leva les yeux sur lui. Sa haine et sa méfiance semblaient fondre et une crainte effroyable se fit jour dans ses yeux.

— Ta volonté fléchit, ma bien-aimée, reprit-il. Maintenant, viens à moi.

Elle devait résister ! Tout était clair à présent pour Garion. C’était là le véritable combat. Si tante Pol succombait, ils étaient tous perdus. Il n’y aurait pas de recours.

— Aide-la, fit sa voix intérieure.

— Tante Pol ! cria silencieusement Garion. Pense à Durnik !

Il n’aurait su dire comment il le savait, mais il était sûr que cela seul pouvait la soutenir dans son combat à mort.

Il chercha dans sa mémoire et projeta vers elle des images de Durnik à la forge, de ses mains fortes, de son regard grave, de sa voix calme, et surtout de l’amour indicible que lui portait ce brave homme, l’amour qui était au cœur de sa vie.

Subjuguée par l’implacable volonté de Torak, elle avait commencé à bouger malgré elle, portant le poids de son corps d’un pied sur l’autre en vue du pas fatal. Qu’elle fasse ce pas et elle était perdue. Mais les images de Durnik que Garion lui envoya la heurtèrent avec violence. Ses épaules, déjà courbées en signe de défaite, se relevèrent tout à coup et ses yeux brillèrent d’une méfiance renouvelée.

— Jamais ! répéta-t-elle au Dieu qui l’attendait, plein d’assurance. Jamais je ne serai à vous !

Le visage de Torak se crispa lentement. Ses yeux lancèrent des éclairs et il tenta de la broyer sous sa volonté écrasante, mais elle résista fermement à ses assauts, se réfugiant derrière le souvenir de Durnik comme si c’était un rempart d’une telle force que même la volonté du Dieu des Ténèbres ne pourrait l’abattre.

Le masque de Torak se tordit de haine et de colère lorsqu’il comprit qu’elle ne céderait jamais, que son amour lui serait éternellement refusé. Elle avait gagné, et sa victoire avivait sa souffrance. Vaincu, furieux, affolé par sa résistance inébranlable, Torak leva la tête et poussa un hurlement poignant, un cri plein d’une inconcevable frustration.

— Alors vous mourrez tous les deux ! tonna-t-il. Tu périras avec ton père !

A ces mots, il leva sa mortelle épée sur tante Pol, mais la sorcière fit front à sa fureur sans frémir.

— Maintenant, Belgarion ! lança la voix intérieure de Garion.

L’Orbe, qui était restée inerte pendant le terrible affrontement entre tante Pol et le Dieu mutilé, reprit vie tout à coup. L’épée du roi de Riva s’embrasa, emplissant la crypte d’une intense lumière bleue. Garion brandit son arme, prêt à intercepter le coup fatal destiné au visage de tante Pol.

Les lames d’acier se heurtèrent avec un claquement retentissant qui arracha des échos aux murs métalliques de la crypte, la faisant résonner comme une immense cloche. L’épée de Torak, déviée par la lame flamboyante, arracha une gerbe d’étincelles aux dalles du sol. Le Dieu écarquilla son œil unique. Il avait reconnu le roi de Riva, l’épée brûlant d’un feu impétueux et l’Orbe ardente. Garion vit dans son regard qu’il avait déjà oublié tante Pol et que toute l’attention de Torak était désormais concentrée sur lui.

— Tu es enfin venu, Belgarion, déclara gravement le Dieu des Angaraks. J’attendais ta venue depuis l’avènement des temps. Prépare-toi à rencontrer ton destin. Salut à toi, Belgarion, et adieu.

Il projeta son bras en arrière et lui porta un coup formidable, mais Garion éleva sa propre épée sans réfléchir et la crypte retentit à nouveau du choc des deux lames.

— Tu n’es qu’un enfant, Belgarion, reprit Torak. Oseras-tu défier la puissance et le vouloir inflexibles d’un Dieu ? Soumets-toi à moi, et je t’épargnerai.

Garion n’avait pas pleinement compris, avant d’être en butte à la volonté du Dieu mutilé, la violence du combat que tante Pol avait dû mener. Il éprouva la terrible tentation de lui obéir et ses forces l’abandonnèrent. Mais tout à coup, un chœur immense s’éleva, le chœur de toutes les voix qui s’étaient fait entendre depuis le premier jour du monde, et elles lui criaient ce seul mot :

— Non !

Alors il se sentit animé par la vie de tous ceux qui l’avaient précédé en ce monde et n’avaient vécu que pour cet unique instant, et bien qu’il fût seul à tenir l’épée de Poing-de-Fer, Belgarion de Riva n’était pas isolé. La volonté de Torak ne pouvait fléchir la sienne. Dans un mouvement de rejet inflexible, Garion éleva à nouveau son épée de flamme.

— Ainsi soit-il ! rugit Torak. A mort, Garion !

Garion crut au début que la lumière vacillante lui jouait un tour, mais il réalisa presque aussitôt que Torak grandissait, s’élevait, montait vers le plafond. Le Dieu des Ténèbres écarta d’un coup d’épaule le plafond rouillé de la tombe et se rua à travers dans un vacarme épouvantable.

Sans se poser de questions, sans même se demander comment faire, Garion se mit lui aussi à grandir, transcenda les limites exiguës de la crypte et creva le plafond, repoussant les lambeaux de métal oxydé dans son ascension.

Les deux adversaires titanesques s’affrontèrent à l’air libre, parmi les ruines pourrissantes de la Cité de la Nuit, sous le nuage perpétuel qui obscurcissait le ciel.

— Les conditions sont réunies, fit, par la bouche de Garion, la voix aride qui partageait sa conscience.

— Il faut croire, répondirent les lèvres d’acier de Torak, d’une voix détachée qui n’était pas la sienne.

— Veux-tu engager les autres dans le combat ? reprit la voix de Garion.

— Cela ne paraît guère nécessaire. Ces deux-là sont de taille à supporter l’épreuve.

— Alors, ainsi soit-il.

— Ainsi soit-il.

A ces mots, Garion éprouva une soudaine liberté, comme s’il échappait à toute contrainte. Torak, lui aussi délivré, souleva Cthrek Goru, les lèvres retroussées en un rictus de haine.

Ce fut un combat titanesque. Des roches volèrent en éclats sous leurs coups colossaux. L’épée du roi de Riva voltigeait dans un déluge de flammes bleues tandis que Cthrek Goru, la lame d’ombre de Torak, environnait chacune de ses estocades d’une obscurité presque palpable. Au-delà de la pensée, au-delà de toute émotion sinon une haine aveugle, les combattants engageaient le fer, paraient, et bondissaient dans les ruines déchiquetées, écrasant tout sous leurs pas. Les éléments se mirent de la partie. Le vent hurlait dans la cité pourrissante, abattant les pierres ébranlées. Des éclairs crépitaient, projetant autour d’eux leur lueur glauque, vacillante. La terre grondait et tremblait sous leurs énormes pieds. Le nuage inerte, qui avait, pendant cinq mille ans, dissimulé la Cité de la Nuit sous son manteau de ténèbres, entra en effervescence et se déchiqueta, faisant apparaître et disparaître entre ses lambeaux tourmentés d’énormes taches de ciel étoilé. Abasourdis par l’incommensurable combat qui avait soudain éclaté parmi eux, les Grolims, humains et non-humains, fuyaient en poussant des cris de terreur.

Garion frappait de son épée de flammes le flanc aveugle de Torak, et le Dieu des Ténèbres frémissait à chaque coup sous le feu de l’Orbe, mais Garion se sentait le sang glacé d’un froid mortel toutes les fois que l’ombre de Cthrek Goru passait sur lui.

Ils étaient à peu près de la même force, ce que Garion n’aurait jamais osé espérer. Torak avait perdu l’avantage de la taille quand ils avaient tous les deux démesurément grandi, et la mutilation de Torak compensait l’inexpérience de Garion.

Garion fut trahi par un accident de terrain. Il battait en retraite sous une dégelée de coups prodigieux quand son talon dérapa sur un éboulis de pierres pourries. Il tenta en vain de reprendre son équilibre et tomba à la renverse.

L’œil unique de Torak jeta un éclair de triomphe et il leva son épée noire. Mais, prenant la poignée de son arme à deux mains, Garion éleva sa lame flamboyante afin de parer ce coup prodigieux. Le fil de leurs épées se heurta avec fracas, faisant pleuvoir sur Garion un déluge d’étincelles.

Torak éleva à nouveau Cthrek Goru, mais une étrange avidité traversa fugitivement son visage d’acier.

— Rends-toi ! tonna-t-il.

Garion contempla, l’esprit en proie à une activité fébrile, l’immense silhouette qui le dominait de toute sa hauteur.

— Je ne veux pas ta mort, Enfant, déclara Torak d’une voix presque implorante. Rends-toi et je te laisserai la vie.

C’est alors que Garion comprit. Son ennemi ne voulait pas le tuer mais le forcer à demander grâce. Torak avait un besoin impérieux de domination ! Voilà où résidait le vrai combat.

— Lance ton épée au loin, Enfant de Lumière, et incline-toi devant moi, ordonna le Dieu en le broyant sous sa volonté.

— Jamais je ne me rendrai, hoqueta Garion en repoussant de toutes ses forces l’envie irrésistible de se laisser aller. Tu peux me tuer, je ne céderai jamais.

Le masque d’acier du Dieu se convulsa comme si le refus de Garion décuplait ses souffrances.

— Il le faut, dit-il comme dans un sanglot. Tu n’es pas de taille à lutter. Rends-toi !

— Non ! hurla Garion.

Profitant de la détresse de Torak devant son brutal rejet, il quitta l’ombre de Cthrek Goru en roulant sur lui-même et se releva d’un bond. Tout était clair à présent ; il savait ce qu’il devait faire pour remporter la victoire.

— Ecoute-moi, Dieu mutilé et méprisé, rauqua-t-il entre ses dents, tu n’es rien. Ton peuple te redoute, mais il ne t’aime pas. Tu as tenté de m’induire à t’aimer, tu as essayé d’obliger tante Pol à t’aimer, mais je te repousse comme elle t’a refusé. Tu es un Dieu, mais tu n’es rien. Il n’y a pas, dans l’univers entier, un seul être, une seule chose qui t’aime. Tu es seul et vide, et même si tu me tues, j’aurai encore gagné. Méprisé, haï de tous, tu hurleras jusqu’à la fin des temps, jusqu’à ce que ta misérable existence te fuie dans un cri.

Comme en écho aux paroles de Garion qui atteignaient le Dieu mutilé tels des coups, l’Orbe s’embrasa à nouveau, déchaînant sur le Dieu-Dragon sa haine dévorante. C’était l’événement que l’Univers attendait depuis le commencement des temps. Garion était venu vers ces ruines pourrissantes pour rejeter Torak, pas pour se battre avec lui.

Avec un cri presque animal d’angoisse et de fureur mêlées, l’Enfant des Ténèbres éleva Cthrek Goru au-dessus de sa tête et se rua sur le roi de Riva. Garion ne tenta même pas de parer le coup. Il saisit la poignée de son épée flamboyante à deux mains, pointa sa lame devant lui et fléchit les genoux en attendant la charge de son ennemi.

Ce fut presque trop facile. L’épée ardente du roi de Riva s’enfonça dans la poitrine de Torak comme un bâton plonge dans l’eau, portant le feu ardent de l’Orbe dans le corps du Dieu qui se crispa tout à coup.

L’immense main de Torak s’ouvrit convulsivement et lâcha Cthrek Goru qui tomba, désormais inutile, sur le sol. Ses lèvres d’acier s’écartèrent sur un cri, et une flamme bleue jaillit de sa bouche comme un flot de sang. Il arracha son masque d’acier poli, révélant son visage atrocement défiguré. Des larmes jaillirent de ses yeux, de l’œil qui y voyait encore et de celui qui n’était plus, mais c’étaient des pleurs ardents, car l’épée du roi de Riva fichée dans sa poitrine l’emplissait de son feu.

Il bondit en arrière et la lame sortit de son corps avec un chuintement métallique, mais le brasier qu’elle y avait allumé ne devait jamais s’éteindre. Le Dieu des Ténèbres porta sa main crispée à sa poitrine béante et la flamme bleue jaillit entre ses doigts, éclaboussant les pierres désagrégées de flaques incandescentes.

Le Dieu frappé à mort haussa vers le firmament embrasé l’horreur de son visage strié de larmes de feu, convulsé dans une intolérable agonie, tendit les bras et poussa un cri d’angoisse mortelle.

— Mère !

Et sa voix retentit jusqu’à la plus lointaine étoile.

Torak resta ainsi pendant un instant d’éternité, les bras levés dans une attitude suppliante, avant de chanceler et de s’abattre aux pieds de Garion.

Il y eut un moment de silence absolu, puis un hurlement s’échappa des lèvres mortes de Torak, se perdant à une distance inimaginable, et la Prophétie des ténèbres s’évanouit à jamais en emportant l’ombre impénétrable de Cthrek Goru.

Ce fut à nouveau le calme absolu. Les nuages qui filaient au-dessus d’eux s’arrêtèrent dans leur course folle et les étoiles qui étaient apparues entre les lambeaux de nuages s’éteignirent. L’univers eut un frémissement et se figea, et dans cet instant terrifiant, toute chose  – tout ce qui avait été, était et restait à venir  – reprit brusquement le cours d’une seule et unique Prophétie. Là où il y en avait toujours eu deux, il n’y en avait plus qu’une à présent.

Et le vent se remit à souffler, d’abord imperceptiblement, puis avec force, purgeant le ciel corrompu de la Cité de la Nuit. Et les étoiles réapparurent, plus brillantes que des joyaux sur le plastron de velours de la nuit. Le retour de la lumière trouva Garion penché avec lassitude sur le corps du Dieu qu’il venait de tuer. Il tenait toujours son épée animée d’une lueur bleue, vacillante, et l’Orbe exultait dans le dédale de son esprit. Il se rendit vaguement compte qu’au moment où la lumière désertait le monde, ils avaient, Torak et lui, repris leur taille normale, mais il était trop épuisé pour s’en étonner.

De la tombe fracassée qui se trouvait non loin de là, Belgarath émergea, bouleversé, les traits tirés, la chaîne de son amulette pendouillant entre ses doigts crispés. Il s’arrêta un moment pour contempler Garion et le Dieu à terre.

Le vent gémissait dans les ruines. Quelque part, loin dans la nuit, les Mâtins de Torak se mirent à hurler à la mort.

Belgarath se redressa et leva les bras au ciel dans un geste étrangement semblable à celui que Torak avait eu avant de mourir.

— Maître ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre. C’est fini !

La Fin de Partie de l'Enchanteur
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